Encore cinq minutes… Le réveil pluri-stimulation de Doress s'arrêta momentanément et elle retira l'oreiller qu'elle avait plaqué sur sa tête pour se protéger de ce son et lumières matinal. C'était à cette heure que le sommeil était le plus doux. Les draps avaient conservé la chaleur de la nuit et on se sentait incroyablement bien dans leur étreinte soyeuse. Quand elle pensait au mal qu'elle avait à s'endormir le soir, et à quel point cela devenait facile et agréable de sombrer au matin, elle se sentait à la fois frustrée et en colère. Pourquoi le meilleur moment pour être dans son lit devait-il coïncider avec l'heure du réveil ? Le monde est mal fichu quand même !
Mais Doress ne se leva pas tout de suite. Non. Elle s'était accordé cinq minutes de plus. Cinq, qui s'ajoutaient aux dix, et aux quinze précédentes. Peu importait l'heure ; il était si bon de somnoler.
À peine avait-elle fermé les yeux que le concert de bruits de la forêt de son réveil reprit de plus belle. À présent sur le plafond, l'heure était écrite en rouge et clignotait.
– Doress… commença l'e-brain.
– Oui Brainy. Je sais.
Elle se glissa vers un côté du lit et laissa retomber pesamment ses jambes sur le sol. Ses pensées étaient encore mêlées à ses rêveries. Ses paupières étaient lourdes. Heureusement, cette routine matinale était profondément inscrite dans son subconscient. Ses pieds la guidèrent donc machinalement, pendant que sa tête finissait sa nuit. Sur le plancher de sa chambre, plusieurs vêtements traînaient çà et là. Elle attrapa au hasard un haut et un bas de la même couleur et les passa. Tout en chaussant ses baskets, elle sautilla jusqu'à la salle de bain pour s’asperger le visage d'eau froide. Brrrr, ça réveille. Devant le miroir, elle réarrangea rapidement ses longues tresses de part et d'autre de son visage, puis fila vers la porte d'entrée.
– Doress ! fit l'e-brain avec un volume sonore anormalement élevé.
– Quoi encore ?
– Prends un sweater. Il fait froid.
Elle s'arrêta dans son élan, et se saisit d'une veste zippée thermo-régulée. Dehors, l'air frais du matin meurtrit ses joues et ses cernes encore humides. Malgré la végétation, la lumière l'éblouissait.
– Brainy, je vais par où ?
– D'après mes calculs, tu as une chance d'arriver à l'heure si tu prends le prochain U-Way 8. Mais il faudra courir. D'après les enregistrements de ta cadence de sprint, c'est réalisable. Enfin… ce sera juste. Tu te sens suffisamment en forme ?
Les jambes de Doress répondirent plus rapidement que sa langue. Elle s'élança à toute vitesse dans la bonne direction. Voilà qui lui plaisait. La fatigue et le froid avaient disparu. Seule comptait la course : l'adrénaline qui inondait ses veines, ses muscles utilisés à leur plein potentiel, la sueur, la puissance. C'était presque aussi bon que le sommeil du matin. Elle se sentait sauvage. Elle se sentait vivante. Pas besoin d'être devin ou d'avoir la puissance de calcul d'un e-brain pour prédire que le reste de sa journée n'aurait rien d'aussi excitant.
Elle sortit de son quartier résidentiel, puis dut longer le parc, qui était fermé à cette heure. Son chemin l'entraîna dans une zone commerciale, où l'odeur combinée des viennoiseries et du café lui retourna l'estomac. Elle traversa un second bloc résidentiel avant de voir le conduit de l'U-Way 8. Deux par deux, elle gravit les marches qui la menaient à la plate-forme de la station. Au sommet, elle découvrit le tube vide. Aucune boule à l'horizon.
– Brainy, je l'ai manqué ?
– Non tu as trente secondes d'avance. Bien joué !
– J'ai battu mon record ?
– Non, mais comme tu viens tout juste de te lever, cela reste remarquable. Quand tu arriveras à destination, il faudra que tu sprintes encore un peu. Pas sur toute la longueur du parcours, mais disons sur 40 % du total. Comme cela, tu arriveras à un horaire convenable.
– Très bien, fit Doress, les mains sur les genoux pendant qu'elle reprenait son souffle.
La boule de l'U-Way pénétra la station. Quand le sas s'ouvrit, Doress rejoignit la foule de Canopolitains en route pour le travail et laissa son e-brain s'acquitter du coût du trajet. Il n'y avait aucune place assise libre, alors elle se tint debout du côté opposé à l'entrée, son bras autour d'une suspension verticale. Son e-brain fit apparaître une petite fenêtre holographique devant ses yeux. Il lui demandait de mettre ses écouteurs pour lui parler sans que tout les passagers puissent l'entendre. Doress fouilla les poches de son pantalon, puis celles de sa veste et découvrit deux petites oreillettes dépareillées qu'elle inséra à l'entrée de ses conduits auditifs.
– Je t'écoute, Brainy.
– Bien. Je voulais te parler de ta tenue. Tu as choisi des leggings et un haut rayé blanc / bleu gris. Ce ne sont ni les couleurs de la saison ni les suggestions mode de la semaine.
– J'ai fait au plus vite.
Elle avait placé son poignet gauche devant sa bouche pour murmurer sa réponse directement dans le micro principal de l'e-brain.
– Ils n'étaient pas plus convenables avant-hier quand tu les as mis la première fois. Sans parler du fait que tu ne les as pas lav…
– Brainy ! Je croyais que nous avions un arrangement tous les deux. Tu connais le seuil, tu connais l'intervalle de sécurité que nous avons défini. Oui, ou non ?
– Oui.
– Nous ne nous trouvons pas dans cet intervalle, pas vrai ? Donc fiche-moi la paix avec mes fringues.
– Oui, Doress. C'est juste que c'est mon travail de te conseiller au mieux et je…
– Je sais, et j'ai entendu tes remarques. Nous pouvons mettre fin à cette discussion.
Plusieurs fois, elle avait tenté de changer les paramètres de l'e-brain pour qu'il suive en priorité ses consignes plutôt que les règles par défaut, surtout en ce qui concernait la bienséance. Mais il n'y avait rien à faire, l'e-brain s'évertuait à lui suggérer les options visant à maximiser ses scores. Ce n'était pas sa faute, il était juste programmé comme ça. Une stupide règle écrite en dur dans l'algorithme. C'est quand même fatiguant d'avoir la même conversation tous les matins. Il faudrait vraiment que la prochaine version de l'IA comprenne le principe de stratégie de l'effort minimal.
Doress regarda à travers la vitre de la boule. Elle y découvrit son reflet éthéré projeté sur le feuillage et les troncs d'arbres qui défilaient. Ses vêtements anti-transpirants et moulants ne suggéraient pas qu'elle se rendait à son travail. Un travail où elle restait assise à son bureau, entourée de gens très conformes. Elle aimait cette idée, ce contraste. Comme le tissu blanc de son top qui faisait ressortir sa peau brune. On lui passait son excentricité vestimentaire car ses compétences l'avaient rendue indispensable. Tant que cela restait mesuré, sa hiérarchie ne s'en souciait pas. Doress y puisait beaucoup d'orgueil.
La boule marqua l'arrêt de sa destination. Doress se faufila entre les passagers pour atteindre la sortie au plus vite puis reprit sa course. Son allure était plus réduite cette fois. Il fallait atteindre le bureau dans les temps tout en ménageant ses efforts. Hors de question d'arriver avec une mine de déterré.
Enfin, elle arriva à la plate-forme du building R&D d'Octopus Network. C'était un gratte-feuille : avec ses quatre étages et son toit-terrasse panoramique, il était plus haut que la majorité des constructions de Canopolis. Conçu par l'architecte fétiche d'Octopus Network, Hide Gasparo, il avait une apparence très moderne avec son vitrage thermo-conducteur et ses courbes à la géométrie tortueuse. Doress lui préférait les plus anciennes constructions boisées de l'époque de la fondation de la ville, mais elle appréciait néanmoins son aspect fonctionnel. Moins beau, mais plus pratique. En définitive, pour un lieu de travail, c'est mieux.
Elle avait cessé de courir et reprenait son souffle. Sa tenue comportait une fonction anti-transpirante qu'elle enclencha à l'aide du bouton pression. Un air frais et parfumé se glissa entre sa peau et le textile pour évacuer la sueur et les sécher tous deux. Elle prit de profondes et longues inspirations pour baisser plus rapidement sa fréquence cardiaque.
Alors qu'elle évoluait dans le parc qui entourait le gratte-feuille, elle se rendit compte qu'un grand nombre de policiers étaient déployés sur l'ensemble de la plate-forme. Ils étaient immobiles, par groupes de deux, et surveillaient les Canopolitains qui s'aventuraient trop près des locaux d'Octopus Network. C'est nouveau, ça ! Vendredi, il n'y avait pas un chat. Ils ont dû renforcer la sécurité pendant le week-end. Était-ce nécessaire, ou sont-ils devenus complètement paranos ?
Sans se soucier outre mesure des policiers qui la scannaient, Doress entra calmement dans le building R&D et entendit sa fiche personnelle se mettre à jour.
Employée 66429 : Doress Tawles
Arrivée : 8h59 - Conforme.
Rythme cardiaque : 75 - Conforme.
Fréquence respiratoire : 18 - Conforme.
Attitude : 94 - Conforme.
Elle sourit au jeune homme de l'accueil et prit les escaliers pour se rendre au quatrième étage. Un ascenseur était accessible depuis le hall. Il était cependant mal vu de le prendre sans prescription médicale. De toute façon, Doress préférait les escaliers. C'était une imposante structure à double hélice, aux marches blanches, et aux rampes transparentes. Sur les murs parfaitement blancs, des plaques métalliques hexagonales projetaient les hologrammes des principaux accomplissements d'Octopus Network depuis sa fondation. Ceux du quatrième étaient dédiés aux récents projets de l'équipe R&D. Doress en avait mené la majorité.
Octopus Network l'avait contactée avant même qu'elle ne commence son doctorat en théorie de la décision par intelligence artificielle. Il s'agissait d'une technique de recrutement courante pour la compagnie. Le département des ressources humaines épluchait les dossiers des étudiants les plus prometteurs repérés par e-brain, puis on leur proposait un contrat de cinq ans incluant du temps réservé à leur thèse. Pour Doress, cela avait été encore plus simple : son travail à la R&D se confondait avec son sujet académique. On lui avait confié l'amélioration des algorithmes de reconnaissance émotionnelle des caméras de surveillance. Jusque-là, les résultats étaient peu concluants sur des cas réels. Pour qu'ils soient déployables dans les équipements grands publics, il fallait que les prédictions soient fiables à plus de 99 %.
Et elle l'avait fait. Elle n'avait pas pu dévoiler les détails de l'implémentation, ni les points clés de l'algorithme, jalousement gardés par Octopus Network, mais les membres du jury de l'université en étaient restés pantois. Ils lui avaient remis son doctorat avant la date prévue accompagné de toutes leurs félicitations.
– Hey Doress ! la héla un de ses collègues attroupés devant la machine à café. Tu vas bien ?
– Comme toujours, et vous ?
Elle reçut poliment le flot de réponses positives, de sourires et d'anecdotes, avant de se diriger vers son bureau.
– Tu ne prends pas un café ?
– Plus tard. Je n'en ai pas envie pour le moment.
Ce dont elle n'avait surtout pas envie, c'était de discuter avec ses collègues. Elle abhorrait ce genre de conversations stériles. En outre, elle n'ignorait pas que la majeure partie d'entre eux la détestait. On ne se fait pas que des amis en excellant dans un service qui encourage la compétitivité.
Bien qu'elle aurait préféré commencer sa journée avec une boisson chaude et amère, elle s'installa sur son siège ergonomique et consulta les notes qu'elle s'était laissées la veille.
Rien de bien palpitant. Étoile montante d'Octopus Network ou pas, il y avait toujours des périodes de vaches maigres. Doress venait de finir un projet important sur la paramétrisation des processus d'apprentissage spécifiques aux problèmes de gestion de stocks alimentaires. Tout ce qu'il lui restait à faire consistait à corriger quelques bugs, chiffrer les futures évolutions, préparer le budget prévisionnel de l'équipe chargée de la maintenance. Cela la désintéressait complètement. Elle aurait préféré faire un petit footing dans le parc sous le regard amusé des policiers ou même ranger sa maison. Elle rédigea rapidement un rapport technique, puis attendit le reste de la matinée que l'heure tourne.
Officiellement, les salariés d'Octopus Network n'étaient pas tenus de respecter des horaires particuliers, simplement d'accomplir l'ensemble des tâches qui leur étaient affectées. Officiellement seulement ! Arriver en retard était très mal vu, partir en avance aussi. Rester plusieurs heures après l'horaire standard était une preuve d'inefficacité, partir à l'heure pile un signe de désintérêt. La règle à observer était donc de partir des locaux entre deux et quinze minutes après l'horaire usuel. Mais ce petit délai supplémentaire devait varier pour ne pas, lui aussi, refléter un manque d'enthousiasme malhabilement dissimulé.
– La cantine est ouverte. Comme tu n'as pas mangé ce matin, tu devrais t'y rendre dès maintenant.
Enfin !
– Bonne idée, Brainy ! J'y vais.
Doress mangeait le plus souvent seule. Mais comme pour sa tenue vestimentaire, elle avait convenu d'un arrangement avec son e-brain pour maintenir un score de conformité acceptable. De temps à autre, elle déjeunait à la cantine pour apprendre à connaître ses collègues. Elle se rendit donc au rez-de-chaussée et emprunta le conduit qui la menait dans le bâtiment voisin où les différents restaurants, cafétérias et bars d'entreprise se trouvaient. Leur vaste sélection de menus permettait à tous les employés de la compagnie de manger selon leurs goûts et régime particulier. Doress opta pour le buffet cuisine vapeur. Les moins insupportables de ses collègues s'y rendaient régulièrement. Une assiette de duo de haricots, verts et beurre, un pain de tofu aux herbes, un yaourt au lait de brebis, une orange. Ça va aussi me monter mon score de nutrition. D'une pierre, deux coups !
Elle s'assit seule à une table, et comme escompté, trois des collègues de son service la rejoignirent peu après.
– Vous avez vu tous ces flics à l'extérieur ? demanda Robb.
– Ouais, fit Amy en haussant les épaules. C'est à cause du MoRLI et du fait qu'ils ciblent la Ruche-Miroir. Je pense qu'ils vont continuer de renforcer la sécurité.
– Moi, je crois qu'on est devenu des cibles, dit Andrew. C'est évident. Un de ces quatre, on va rentrer chez nous, et pouf… un de ces sociopathes va nous tomber dessus pour nous arracher des informations. On devrait nous donner des e-brain sécurisés. Travailler à Octopus Network, c'est comme se balader avec un rond rouge dessiné sur le front.
– Ne t'inquiète pas pour ça, rétorqua placidement Doress. Nous sommes du menu fretin. Les employés détenant des informations sensibles ont déjà des e-brains sécurisés. De toute façon c'est trop tard. Les données sont dans les serveurs, même si on les effaçait maintenant, les rebelles en ont probablement déjà fait une sauvegarde. Tous les employés d'Octopus Network ne vont quand même pas déménager, changer de nom et arrêter de fréquenter leur famille, non ?
– N'empêche que je ne suis pas rassuré, continua Andrew. Les sites attaqués n'avaient rien de cibles prioritaires. C'est ça leur stratégie. C'est plus facile d'attraper le menu fretin, comme tu dis.
– À mon avis, ils vont nous monitorer, lança Robb. Mettre en place un programme de surveillance quelconque pour qu'une patrouille de police débarque au moindre signe de danger.
– Ça serait bien leur genre, renchérit Amy. Ils veilleront sur nous, je te le garantis. Ils ont autant que nous à perdre d'une attaque surprise du MoRLI. T'angoisse pas et mange tes tomates, sinon je te les pique.
Elle fit alors mine d'en attraper une avec sa fourchette, et Doress sourit avec les autres à la plaisanterie.
Octopus Network n'allait pas mettre en place de nouveau programme de monitoring pour la simple raison qu'il en existait déjà un. Elle avait travaillé dessus quelques années auparavant. Un projet secret dont elle ne pouvait parler sans être immédiatement dénoncée par son e-brain. Robb, Amy et Andrew resteraient dans l'ignorance.
Tout employé de la compagnie était constamment surveillé pour prévenir une attaque, mais aussi l'espionnage industriel ou toute communication pouvant nuire à l'activité et l'image de l'entreprise. N'en déplaise à son e-brain, c'était parce qu'elle ne cherchait pas à optimiser ses scores qu'on l'avait choisie pour ce travail. Selon le chef du projet secret, cela prouvait qu'elle n'était pas arriviste. Son professionnalisme primait sur son ambition. On pouvait par conséquent lui faire confiance sur ce genre de mission. Ainsi, Doress, contrairement à ses collègues, savait qu'à chaque geste, chaque parole potentiellement suspect, une équipe de sécurité spéciale suivait manuellement les transcriptions d'e-brain et les enregistrements vidéo en live, et ce vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.
Après le déjeuner, elle suivit ses collègues dans le boyau pour retourner à son poste. Habituellement, elle profitait de la fin de sa pause pour se promener dans le parc. Toutefois, la présence des policiers rendait cette perspective nettement moins attrayante. L'après-midi serait d'autant plus longue.
– Tiens regarde, Andrew, lâcha Amy. Eux ils ont des e-brains sécurisés, c'est pour les protéger qu'il y a toute cette flicaille dehors.
Face à eux, le directeur de la R&D, le responsable des données sensibles de recherche et d'autres gros bonnets de leur division se dirigeaient vers les restaurants. Il y avait aussi Pavel, qui lui avait un e-brain standard. C'était le nouveau chef de l'équipe de Doress. On l'avait sans doute convié pour faire le compte-rendu des avancées de leurs projets.
Robb fut le premier à les saluer, suivi dans la minute par les deux autres. Doress, quant à elle, inclina respectueusement la tête et attarda son regard sur Pavel. Comme à chaque fois, il le lui rendit brièvement. Son cœur battit la chamade. Jamais ils n'avaient discuté ouvertement de leur attirance mutuelle. Octopus Network avait une politique très stricte concernant les relations intimes entre collègues, surtout lorsqu'il existait un lien hiérarchique direct entre eux. Tout ce que Doress avait de Pavel, c'était des demi-sourires et des regards légèrement trop appuyés. Mais cela suffisait. Comme elle, il connaissait parfaitement les détecteurs émotionnels des caméras de surveillance, et flirter avec leurs limites était une preuve évidente de l'intérêt qu'il lui portait.
– Oh, euh, Doress ! fit-il juste après l'avoir dépassée.
Elle se retourna et le regarda sans répondre. Leurs groupes respectifs continuaient leur progression dans le boyau. Lorsqu'ils furent suffisamment éloignés, il reprit.
– Je voudrais qu'on fasse un point sur la projection du coût de maintenance de ton projet. J'aimerais que nous l'établissions le plus tôt possible pour que l'équipe en place ait suffisamment de temps pour former ses remplaçants.
Pendant qu'il parlait, il avança une main fermée sur le pan de la veste de Doress, puis il tira légèrement dessus. Il a mis quelque chose dans ma poche ! Qu'est-ce que cela pouvait bien être ? Elle envisagea rapidement diverses possibilités. Reste cool, Doress. Reste cool.
– Quand tu voudras, affirma-t-elle en feignant n'avoir rien remarqué. J'ai déjà bien avancé sur le sujet.
– Très bien. On regarde cela demain matin dans ce cas.
Il tourna les talons et suivit son groupe vers la cantine. Doress, quelque peu troublée, progressa l'air de rien dans la direction opposée. Elle avait hâte de découvrir l'objet que Pavel lui avait confié.
Tic tac, tic tac. L'heure qui s'écoulait trop vite au lever du jour s'étirait à présent à l'infini. Un rendez-vous. Pavel lui avait donné un rendez-vous ce soir. Il n'y avait d'ordinaire que peu de place pour la romance dans la vie de Doress. Tout cela semblait si mystérieux. Il avait noté un ensemble de directives sur un morceau de papier. Il s'agissait simplement d'une feuille blanchâtre, presque grise, avec des inscriptions maladroites tracées avec du graphite. Où a-t-il dégoté ça ? Dans un musée ? Le papier, massivement employé par leurs ancêtres et en usage restreint dans de rares régions du globe, avait un coût écologique beaucoup trop fort pour être produit sur le territoire de la Nouvelle Union des Nations. Toute écriture, toute représentation picturale se faisait sur support digital. Il n'y avait pas moyen de communiquer sans passer par son e-brain ou son ordinateur. Tout du moins, elle le croyait jusque-là.
Doress avait attendu de longues minutes à son bureau après son retour du réfectoire, avant d'oser se rendre aux toilettes. Puis, elle avait lu, relu, re-relu le contenu du message pour le mémoriser avant de le détruire dans l'eau. Elle s'était sentie comme un agent secret acceptant une nouvelle mission. Cela semblait risqué : comment se retrouver seuls en dehors du travail sans que tous ses contacts aient vent de cette liaison ? Mais elle avait toute confiance en Pavel. Étrangement… Elle le connaissait peu en définitive. Il était très intelligent et prévoyant, et chacune de ses apparitions échauffait son esprit. Apparemment, ça me suffit pour remettre ma carrière entre ses mains. Doress consulta l'horloge de son ordinateur. C'était la troisième fois en dix minutes.
La fermeture éclair remonta doucement le long de son sweater. Elle mettait de la mesure dans chacun de ses gestes. L'heure avait sonné. Elle pouvait enfin quitter le bureau, mais il fallait que son attitude ne trahisse pas son extrême excitation.
– Brainy, tu peux me commander une navette privée ?
– Bien sûr Doress. Mais si tu te rends à ton domicile, l'U-Way est tout indiqué.
– Je ne me sens pas vraiment rassurée avec l'augmentation des mesures de sécurité. J'ai peur que cela déclenche mon agoraphobie. Je ne veux pas faire de crise d'angoisse dans les transports collectifs.
– Tu as raison. C'est plus prudent. La navette t'attend en bas. C'est la numéro 493.
Elle sourit. Elle avait suivi la première indication de Pavel, et c'était passé comme une lettre à la poste. Se servir de la paranoïa ambiante pour justifier la navette privée. Brillant !
Droite comme un i, avec une allure calculée, elle descendit les escaliers dans le flot des travailleurs qui avaient choisi le même horaire de départ. Elle capta quelques demi-sourires. L'expression octopienne du « J'avais tellement hâte de rentrer. ». C'était probablement le fruit de son imagination, mais elle avait l'impression que ses collègues partageaient sa fébrilité, ce petit courant électrique engendré par l'expectative. Il parcourait ses veines et ses nerfs. Chaque contact imprévu, comme un frôlement sur le bras ou une chaussure qui touchait son talon, manquait de la faire bondir tel un cabri. La proximité du rendez-vous rendait la tension difficilement contrôlable. Pffff ! Je me comporte comme une gamine à son premier flirt. C'est fou.
Le parking des véhicules privés se trouvait directement sur la plate-forme de la tour R&D. Sans surprise, de nombreux policiers en gardaient l'entrée, ainsi que le sas vers le tube. Certains de ses collègues possédaient leur propre boule, d'autres comme Doress avaient commandé une navette. Ils semblaient nombreux.
– Brainy. Y-a-t-il eu plus de réservations que d'habitude ?
– Oui, Doress. Tu n'es pas la seule à te sentir menacée. Tu trouveras la tienne sur ta droite après avoir marché une centaine de mètres.
– Merci.
Menacée. C'était bien le dernier mot qu'elle aurait utilisé pour décrire son trouble. Mais son e-brain n'avait pas à le savoir. Des variables physiologiques supérieures aux taux normaux pouvaient très bien s'expliquer par le stress. En cas d'explication multiple, l'e-brain ne se permettait pas de trancher sans consulter son hôte, d'autant que Doress l'avait savamment aiguillé sur une fausse piste.
Installée sur la banquette avant, elle composa son itinéraire sur l'interface holo. Conformément aux directives de Pavel, elle prétendit se rendre à son domicile. Cependant, elle ne n'y allait pas directement. Son parcours l'emmenait tout d'abord dans la direction opposée, vers la périphérie est de Canopolis. Des fois qu'un rebelle m'attende sur la route ! Doress fit un demi-sourire. Ce petit jeu de rôle l'amusait beaucoup. La boule s'ébranla et glissa sur le rail pour rejoindre le tube.
Alors que la navette progressait vers sa destination supposée, Doress se concentra sur le décor. Pavel lui avait dire de faire un arrêt manuel sur une plate-forme qu'elle ne connaissait pas. Demander un visuel à son e-brain ne semblait pas être une bonne idée, alors elle se contenta de compter les intersections et vérifier les repèresdu plan de Pavel. Lorsque la boule aura tourné à gauche pour la troisième fois, il y aura un arbre scié avec une marque blanche laissée par les gardes forestiers. Compte quatre plate-formes sur ta droite. Celle que tu cherches est petite et nue.
Ce devait être une sorte d'arrêt d'urgence ou un relais de maintenance. Elle descendit et ordonna à la navette de continuer sa route jusque chez elle. Puis elle alla s'asseoir dans les escaliers de manière à être invisible pour les passagers du tube. Elle attendit. Contrairement à ses craintes, son e-brain ne lui demanda pas pourquoi elle se trouvait là et s'il devait appeler à l'aide ou quelque chose de la sorte. Il n'affichait rien, ne disait rien. Doress vérifia que le mode audio était toujours actif. Mhmm. C'est bizarre…
Elle allait fouiller dans les options de son e-brain, quand une boule entra dans le sas quelques pas plus loin. Pavel ! Elle jeta un regard prudent. C'était bien lui. Il lui fit de grands gestes pour lui signifier de le rejoindre. Doress ne se fit pas prier. Son cœur se serra lorsqu'elle s'assit sur la banquette avant à ses côtés. Elle n'avait jamais été si proche de lui. La boule était imprégnée de son odeur. Il sentait bon.
Elle s'apprêtait à lui poser une question. Plusieurs se bousculaient dans sa tête. Où allaient-ils ? Savait-il pourquoi son e-brain se comportait bizarrement ? Mais il l'invita au silence en plaçant son index sur sa bouche. Il attrapa ensuite une machine blanche avec une petite surface transparente comme pour scanner les puces RFID et la plaça sur son épaule. Il appuya sur une gâchette. Il y eut un bruit. Pavel fit un demi-sourire et la boule redémarra.
Doress analysa, en silence, les récents événements. Pavel venait de désactiver sa puce RFID. Elle en était certaine. Son e-brain devait également avoir été altéré d'une manière ou d'une autre de façon à ce qu'il ne puisse pas communiquer de données concernant leur rendez-vous. Était-ce Pavel qui avait fait ça ? En était-il capable ? Elle se doutait qu'il existait des gens qui tentaient de pirater le système mis en place par Octopus Network. L'idée qu'un de leurs employés constitue l'un d'eux lui fit un drôle d'effet. Une sorte de triple déception. Octopus Network, malgré tous ses investissements dans des projets et des équipes secrètes, se montrait incapable de détecter un piratage interne ; Pavel était différent de l'image qu'elle s'était forgée de lui ; et surtout, elle ne l'avait pas vu venir.
Elle essaya de chasser ces pensées pour se concentrer sur les sentiments d'excitation et d'aventure qui l'avaient portée jusqu'ici.
Le reste du trajet s'effectua dans le silence. Parfois, elle croisait le regard intense de Pavel. Il avait l'air heureux.
L'extérieur de la maison ne payait pas de mine. Une structure rectangulaire sur un étage et demi bâtie dans le même matériau composite que les piliers de Canopolis. Toutefois, l'intérieur était splendide. Tout était bien rangé, décoré avec goût. Les fenêtres et les couleurs claires accentuaient la luminosité des pièces pour donner l'impression de se trouver sur les étages supérieurs de la Canopée. C'était très réussi. Doress ne put s'empêcher de le comparer à son propre logement. Elle ressentit une pointe de honte en pensant à ses volets laissés fermés, à ses vêtements abandonnés sur le sol, et à la décoration minimaliste. Je suis bien contente qu'on se retrouve chez lui.
– Je peux parler à présent ? demanda-t-elle.
– Presque.
Il s'avança vers elle et retira son e-brain, puis celui qu'il portait. Toujours allumés, il les déposa sur le comptoir de sa cuisine américaine et attrapa la main de Doress pour la guider vers un petit escalier en bois qui menait vers l'étage.
La porte fermée, il passa une délicatement une main entre les longues tresses de Doress.
– C'est bon. Il n'y a pas de caméra ici. Je peux t'expliquer. J'imagine que tu as beaucoup de questions.
– Tu as piraté le système ?
– Moi ?
Il se mit à rire et s'assit sur le bord de son lit. Doress se rendit alors compte qu'il l'avait amenée dans sa chambre. Elle se sentit gênée l'espace d'un instant. Celui-ci passa bien vite ; après tout ils savaient tous deux pourquoi elle l'avait suivie ici.
– Non non. Je n'ai rien piraté. C'est un service d'Octopus Network pour les gens qui comme toi et moi n'ont pas d'e-brain sécurisés mais ont besoin de sortir temporairement du système.
– Je n'en avais jamais entendu parler. Je me doutais que ce genre de chose devait exister. Ça a dû te coûter un bras ! Voire deux.
Elle caressa les avant-bras de Pavel à travers le textile de son pull-over noir en faisant semblant de chercher une prothèse. Il était chaud. C'était agréable. Elle le fit se relever, se rapprocha de lui et se lova contre son torse, enroulant ses bras indemnes autour d'elle. Il posa sa tête sur la sienne et elle sentit son souffle sur son cuir chevelu. Soulagée de s'être trompée sur son compte, elle profita pleinement du moment.
– Je n'ai rien payé. Ça a de bons côtés de bosser chez Octopus Network. Disons qu'on m'a accordé une faveur. Ce qui se passe c'est que ton e-brain enregistre des données publiques comme si tu étais restée dans ta navette et rentrée chez toi. J'ai choisi la plate-forme parce qu'il n'y a pas de réception RFID à cet endroit. Ton arrêt n'a pas été enregistré. Ta géolocalisation va être mise à jour par le même programme qui fournit les fausses données publiques d'e-brain. Mais il ne fallait pas que ta puce soit active, sinon ça aurait fait un doublon dans le système. Des gens pourraient le voir et comprendre l'anomalie. Tu me suis ?
– Cela semble plutôt logique. Donc si je comprends bien, cela fait longtemps que tu planifies ce petit rendez-vous. J'ai raison ?
– J'y ai pensé à la seconde où je t'ai vue, quand j'ai été muté à la R&D. J'ai juste dû attendre qu'une opportunité se présente.
Doress sourit. Pas un demi-sourire, mais un vrai et large sourire qui découvrit ses jolies dents blanches. Elle aussi avait eu un coup de foudre pour lui. Ils avaient beaucoup d'atomes crochus. Ça lui était apparu comme une évidence. S'entendre dire que c'était réciproque sonnait comme une douce mélodie à son oreille.
– Quel genre d'opportunité ?
– Avoir rendu un service à la bonne personne. C'est tout. Je crois que normalement, on est supposé garder nos e-brains, ils transmettent toujours des données, mais je n'ai pas spécialement envie que quiconque interfère avec notre première vraie conversation. Je prendrai un savon. Ça me semble équitable.
Tout était parfait. Ils étaient vraiment seuls. Pavel s'était montré intelligent et audacieux. Doress n'y tint plus. Elle se mit sur la pointe des pieds pour que son visage se retrouve au niveau de celui de son nouvel amant et l'embrassa à pleine bouche. Ses mains caressaient ses courts cheveux bruns. Pavel la serra plus fort. Doress entendit les battements de son cœur résonner dans ses tempes. Elle avait trop chaud. Avec l'aide de Pavel, elle se débarrassa de ses vêtements et lui rendit la politesse.
– Pavel ?
– Oui ?
Doress, nue, s'était collée contre Pavel sous les draps. Sa tête posée contre son torse, elle glissait ses doigts entre les siens pour maximiser la surface de contact entre leurs deux corps.
– On aura une autre occasion comme celle-là ?
– Oui. Je vais obtenir un prêt sur gage contre mes deux bras. Il me restera toujours mes jambes.
– Je suis sérieuse.
– Oui, on pourra se voir. Pas tous les jours. Mais je pense qu'on me laissera le faire de temps en temps. On peut convenir d'un code, si tu veux me voir ou si je le veux.
– Mhmm. Ok. Il faut que ça soit une conversation normale sur le lieu de travail mais qui ne survienne pas organiquement.
– Exactement. Je propose que l'on discute d'athlétisme et de ton entraînement.
– Tu sais que je cours ?
– Oui. J'ai regardé ta fiche perso. Tu n'as jamais consulté la mienne ?
– Je n'ai pas osé. J'avais peur que Brainy, enfin mon e-brain, fasse un lien avec les fluctuations de mon rythme cardiaque lorsque je te vois.
Pavel lui déposa un baiser sur le front.
– Mon cœur aussi s'emballe quand tu es là.
Elle plaça son oreille au milieu de sa poitrine de façon à vérifier son propos.
– Alors on est d'accord ? demanda-t-elle.
– Oui.
– Je vais avoir du mal à me concentrer au travail à présent.
– Tu veux dire que la gestion de stocks alimentaires n'accapare pas toute ton attention ?
– Pffff ! Tu parles. C'est d'un chiant ! Vivement ma prochaine mission. D'ici là je n'aurai d'autre choix que de penser à notre escapade pour maintenir mes yeux ouverts.
– Non que je trouve cela très romantique, mais tu vas bientôt avoir un nouveau projet.
– Ah oui ?
– Ce n'est pas encore confirmé, il y a des enjeux politiques. Cela dit, comme les progressistes sont entrés au gouvernement, je pense que ça ne devrait plus tarder.
– Tu m'intrigues.
– Je ne peux pas t'en dire plus. Je n'étais déjà pas censé t'en parler. Ça reste entre nous ?
– Entre autres choses.
Doress l'embrassa à nouveau. Il lui faudrait bientôt retourner chez elle et renouer avec le flux officiel des données publiées par son e-brain. Mais elle voulait profiter au maximum de chaque seconde qui lui restait en sa compagnie.
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