Célia Heinrich
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Une contre-utopie 2.0 par Célia Heinrich.
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20 octobre 2014

Élément narratif
2e épisode sur Hope


« Sur la piste des nyctales »


Son e-brain éteint, Hope avait perdu toute notion du temps. Combien d'heures avait-elle pu attendre assise en silence dans les toilettes du studio ? Une, deux, trois ? Peut-être même davantage. Il lui semblait toujours entendre des bruits dans les pièces voisines, comme des déplacements de mobiliers ou des portes que l'on fermait, mais les voix avaient cessé depuis longtemps. Malgré le manque d'occupation, elle n'était guère pressée de quitter son refuge. Ses doigts jouaient machinalement avec le tissu de sa robe pendant qu'elle révisait les étapes de son plan. Elle avait ressassé toutes les informations que Jörgen lui avait discrètement données avant de disparaître. Entre les caméras de surveillance, les e-brains, les parents, il n'avait jamais pu lui expliquer clairement quoi que ce soit. Hope n'avait que des non-dits, des regards appuyés et des bribes d'énigme à décrypter pour pouvoir suivre la voie empruntée par son frère.

Alors qu'elle passait en revue, une fois encore, toutes les pièces du puzzle, quelqu'un entra dans les sanitaires. Des pas résonnèrent sur le carrelage gris brillant, et s'arrêtèrent quand l'individu se trouva au centre de la salle.

– Hope Emilsson ? fit une voix d'homme. Je sais que tu te trouves ici. Je ne souhaite pas t'importuner, mais je dois fermer le studio. Pour cela je dois évacuer toutes les personnes s'y trouvant. Tu comprends ?

Elle s'attendait à être dérangée. Elle espérait que cela n'arriverait pas, ou pas si vite, mais le moment du départ avait clairement sonné.

Calmement, elle descendit de la cuvette où elle était restée assise si longtemps et ouvrit la porte. L'apparence de l'homme qui lui faisait face la surprit. Il avait une voix douce, un ton avenant ; elle l'avait imaginé mince et de taille moyenne. En réalité, il s'agissait d'un géant tout en muscles. Sans doute un membre de la sécurité. Son smoking noir était impeccable. Il l'attendait sans faire montre d'impatience, sans suggérer qu'il savait parfaitement ce qu'il lui était arrivé plus tôt dans la soirée.

– Tu m'as trouvée grâce à ma puce RFID ? demanda-t-elle.

– Non, je n'en ai pas eu besoin. Nous avons de capteurs thermiques dans tout le bâtiment. Il y avait une étrange tâche rouge très statique dans les toilettes.

Il sourit, puis montra la sortie d'un geste de la main.

– Il faut y aller maintenant.

Hope regarda sa tenue et la désigna.

– Il faut que je me change. Je n'en aurai pas pour longtemps.

– Ah ça… Je crains qu'on ait emporté tes affaires. Un de tes chaperons les a sans doute rapportées à ta chambre d'hôtel. Je suis navré.

Décontenancée, Hope s'appuya sur le montant de la porte des toilettes qu'elle venait de quitter. Elle ne pouvait décemment pas se balader dehors vêtue d'une longue robe de bal mauve avec une traîne gigantesque. J'aurais dû me changer avant de me cacher. Quelle idiote !

– Écoute, je ne peux pas sortir comme ça. Pas après ce qui s'est passé.

L'homme glissa ses mains dans ses poches et regarda dans le vide un instant. Il avait l'air gentil. Rien ne l'obligeait à lui venir en aide. Loin de là. Le cœur de Hope se serra. Se trompait-elle à ce point sur le compte de ses contemporains ?

– Tu as raison, reprit-il. Tout à l'heure, il y avait presque une émeute à la sortie du studio. Des policiers sont intervenus et ont dispersé la foule, mais cela ne serait pas très prudent que tu restes vêtue ainsi.

Finalement, je ne me trompe pas tant que ça. Je suis juste tombée sur LE type gentil.

– Voilà ce qu'on va faire : au bout du couloir à gauche, il y a une énorme penderie avec des vêtements en réserve qui ont servi à diverses émissions. Je vais aller ouvrir la porte. Toi, tu y vas, tu prends quelque chose, je ne veux pas le savoir. Pendant ce temps je continue ma ronde, et quand je termine d'ici un quart d'heure, tu as disparu dans la nuit. Ça te va ?

– C'est parfait. Merci beaucoup.

Hope suivit l'homme qui évoluait lentement vers sa destination. Il boitait légèrement, et tentait visiblement de le cacher au mieux. À présent qu'elle l'observait, elle se rappela l'irrégularité des pas qu'elle avait entendus plus tôt. Dorénavant, elle devrait se montrer plus attentive à ce genre d'indices. Pendant sa longue attente, elle s'était fait la promesse que Suong serait la dernière personne à la prendre par surprise. Outre sa fuite, son objectif dans l'immédiat était d'affûter son sens du détail et son esprit d'analyse. Je ne veux plus me faire avoir comme ça. Ça, jamais !

Hope prolongea son examen. Il maîtrisait sa démarche, ne semblait pas souffrir. Sa blessure devait être ancienne. Peut-être avait-il été un policier ou un soldat blessé en service. Cela pouvait expliquer une reconversion dans un poste de sécurité. Peut-être avait-il sévèrement pâti de son déclassement. Sa compassion à son égard appuyait également cette théorie. Pour comprendre le vécu d'un autre individu, il faut avoir expérimenté soi-même quelque chose de similaire. Je me demande ce qui lui est arrivé. Par réflexe, Hope regarda son poignet pour interroger son e-brain, avant de se rappeler qu'elle l'avait éteint. Il lui faudrait du temps pour chasser cette habitude. Comme la quasi-totalité des Canopolitains, elle avait coutume de chercher et trouver la réponse à toutes ses questions par son intermédiaire. Sans lui, elle se sentait démunie.

– Nous y sommes, fit l'homme de la sécurité.

Il plaça son e-brain devant le contrôleur d'accès de la porte.

– Ouverture.

Un bruit mécanique signala que le mécanisme de blocage était levé. L'homme tira la poignée et attendit sur le pas. Sans dire un mot, il maintint la porte le temps que Hope entre dans la penderie. Lorsqu'elle se retourna, elle découvrit son expression douce et compatissante. Tous deux devaient se trouver dans un angle mort des caméras de surveillance. Son regard, son faible sourire résumaient à eux seuls les accolades, tapes sur l'épaule, mots de réconfort et d'encouragement qu'il ne pouvait se permettre de lui offrir. Hope lui rendit brièvement son sourire et il l'abandonna pour poursuivre sa ronde. Une agréable chaleur naquit dans sa poitrine. Elle aurait aimé la laisser parcourir son corps pour imprimer durablement dans sa mémoire ce geste généreux et inopiné, ainsi que le sentiment qu'il avait éveillé en elle. Mais le temps lui manquait. Il m'a laissé quinze minutes. On se dépêche !

Du bout des doigts, elle chercha l'interrupteur mural dans l'obscurité poussiéreuse du dressing. Même sans lumière, Hope le devinait comble. Contre la paroi qu'elle parcourait à l'aveugle, elle sentit le textile épais et tressé d'un manteau. Il était lourd et résistait alors que sa main progressait plus loin, indiquant une forte densité de vêtements suspendus sur le même porte-cintres. La lumière allumée, elle constata qu'elle avait sous-estimé la quantité de tenues remisées ici. Les porte-cintres comportaient deux étages et étaient agencés de sorte à laisser un passage très étroit pour atteindre l'ensemble de la pièce tout en stockant un maximum d'articles. Oh la la ! Comment je vais trouver quelque chose là-dedans, moi ?

Les rayons étaient organisés par occasion : soirée, habillé, décontracté, etc. ; puis par type : haut, bas, accessoire. Hope attrapa un jean à franges de la section décontractée. Elle n'espérait pas réellement se fondre dans la masse, mais elle s'évertuait à se rendre aussi passe-partout que possible. Le pantalon bleu foncé s'ajustait parfaitement sur ses jambes mais bâillait à la taille. Pas le temps de trouver une meilleure coupe. Hope attrapa une ceinture marron torsadée qu'elle enfila diligemment. Elle descendit la fermeture éclair de sa robe de bal et la passa par-dessus sa tête. Avec une pointe de remords, elle l'enfila sur le cintre du jean et la laissa dans le mauvais rayonnage pour s'orienter vers les hauts. Encore affublée de son soutien-gorge adhésif, elle opta pour un top long noir et sans manche. Pour compléter sa tenue, elle choisit une paire de boots noires et une veste courte en fibres synthétiques. Elle sortit précipitamment de la penderie pour ne pas dépasser le délai que le vigile lui avait accordé et quitta le studio tout aussi rapidement.

À l'extérieur, un vent glacial souleva ses cheveux. La nuit doit être bien avancée pour que la température soit si basse. Hope ferma les boutons de sa veste et arracha une des franges de son jean pour nouer ses longues boucles blondes en une queue de cheval.

Et maintenant ?

Un matin, alors qu'elle s'attablait pour prendre son petit déjeuner en famille, Jörgen s'était assis à côté d'elle, les cheveux ébouriffés, les cernes violacés comme deux gros hématomes.

– Mais qu'est-ce que tu as fait cette nuit pour avoir cette mine affreuse ? lui avait-elle alors demandé.

– J'étais en boîte avec la bande. Rien de spécial. On m'avait parlé de ce club, le Sonic Explosion. Il est grand et très underground. Littéralement, je veux dire. Il est dans les tréfonds de Canopolis. Le plus bas de tous. C'était super !

Les boîtes de nuit étant des lieux d'activités exclusivement nocturnes, elles étaient bâties le plus souvent sur les étages les plus bas de la Canopée, là où la luminosité était quasi-inexistante. Les loyers beaucoup moins élevés permettaient à leur propriétaire d'acquérir une grande surface pour une bouchée de pain et donc de pratiquer des prix plus attractifs pour la jeunesse Canopolitaine.

– Tu devrais y aller, Hope.

– Tu me connais, ce n'est pas trop mon truc les clubs.

– Peut-être bien, mais je sais qu'il y a quelque chose qui te plairait là-bas, avait-il prononcé sur un ton énigmatique.

– Explique-toi !

Il avait alors marqué une pause avant de rire bruyamment.

– Disons qu'il y a près du club de quoi occuper n'importe quel passionné d'ornithologie. Et je sais combien tu aimes les oiseaux. Tu demandais toujours à papa et maman de passer par les jardins suspendus pour les regarder après l'école.

Là, il avait regardé Hope dans les yeux pour s'assurer qu'elle avait compris le message. Ce qui était bien le cas. En effet, cette anecdote n'était que partiellement correcte. Certes, elle demandait fréquemment à ses parents de l'emmener dans les jardins suspendus avant de rentrer à la maison. Néanmoins, ce n'était pas les oiseaux qui l'intéressaient, mais les écureuils. Cet écart mémoriel n'alerterait ni un e-brain, ni un quelconque observateur, car contrairement aux machines, les humains possédaient une mémoire épisodique approximative. On leur pardonnait ces erreurs. Jörgen, toutefois, n'aurait jamais oublié ce détail. Tous deux le savaient parfaitement. Hope avait alors ouvert toutes grandes ses oreilles, comprenant qu'il ne s'agissait plus uniquement du banal récit d'une sortie de son frère avec ses copains.

– En fait, dans les parties basses de la Canopée qui sont peu éclairées, certaines branches qui manquent d'ensoleillement tombent naturellement. Cela laisse des trous d'arbres dans lesquels de nombreux animaux trouvent refuge. Et comme le Sonic Explosion est vraiment très bas, il y en a des tonnes. Je ne sais pas ce qu'on y voit le jour, mais la nuit on peut surprendre de nombreuses nyctales de Tengmalm. Je n'avais jamais vu autant de chouettes de ma vie avant hier soir ! Enfin voilà, si un jour tu en cherches, tu sauras où aller.

Hope avança sur la plate-forme déserte à la recherche d'une passerelle menant à l'U-Way. Encore une fois, elle voulut consulter son e-brain pour connaître le meilleur itinéraire et l'arrêt le plus proche du Sonic Explosion avant de se rappeler sa résolution. Ce sevrage technologique est terriblement pénible ! Elle regarda alentours pour repérer où le tube se rapprochait des plate-formes pour deviner la localisation des stations. L'U-Way 2 semblait accessible par une passerelle d'un étage supérieur. Hope marcha dans cette direction, ravie de ne croiser personne sur son chemin.

Au sommet, deux policiers lui tournaient le dos. Un appareil de mesure quelconque pointait vers les passagers en transit. Elle prit une profonde inspiration pour se donner de la contenance, puis progressa de la manière la plus naturelle possible. À quelques mètres de la station, un des policiers perçut le bruit de ses pas et se retourna. Il était grand et beau, avec d'immenses yeux verts qui la scrutèrent avec curiosité. Il donna un coup de coude à son collègue, plus petit et pâle, pour attirer son attention. Il masqua prestement sa surprise en l'apercevant. Bien sûr, ils m'ont reconnue.

– Bonsoir Mademoiselle. Tout va bien ? demanda celui qui venait de se tourner.

– Oui, merci, fit-elle pour couper court à la conversation.

– Si j'étais toi, je rentrerais rapidement chez moi.

– Je n'ai plus de chez moi, lâcha amèrement Hope en les dépassant.

Elle ne souhaitait pas attendre leur réponse, alors elle se mit à courir à petites foulées pour atteindre l'U-Way. Une rame approchait. La boule du tube la plus proche était loin d'être vide. Hope ne disposait pas de suffisamment de temps pour en choisir une moins bondée. Les arrêts de l'U-Way ne duraient jamais guère qu'une poignée de secondes. Elle pénétra donc dans la sphère de pseudo-plastique transparent. Et elle comprit son erreur.

Devant elle, dans le petit vestibule qui menait aux sièges, la borne de contrôle attendait la connexion d'un e-brain. Si elle n'utilisait pas son abonnement, la boule l'éjecterait à la prochaine station. En clair, elle refuserait de bouger tant que Hope ne serait pas sortie. Peu d'usagers se risquaient à ce petit jeu. L'ire des autres passagers, l'intervention systématique du personnel de l'U-Way et la perte de points de convenance associée à la fraude rendaient l'opération on ne peut moins rentable. Il n'y avait pas d'alternative, son e-brain était son unique moyen de paiement. Elle rebrancha l'alimentation et l'alluma en éprouvant un affreux sentiment de défaite.

– Bonjour Hope.

– Je croyais avoir désactivé l'audio.

L'e-brain ne répondit pas.

– Bien. Valide mon trajet jusqu'au terminus.

Dès que l'opération fut terminée, Hope déconnecta son e-brain. Combien de fois serait-elle obligée de s'en servir avant d'arriver à destination ? L'idée d'être traquée par le dispositif lui était particulièrement pesante. Avec la géolocalisation de sa puce RFID et les caméras de surveillance disséminées dans tout Canopolis, son parcours demeurerait public quoi qu'elle fasse. Mais l'idée que l'e-brain mesure toutes ses réactions et devine son plan lui faisait horreur.

L'U-Way 2 démarra. Hope, toujours debout devant la borne, perdit l'équilibre. Elle se raccrocha à une barre métallique verticale et chercha une place où s'asseoir. En se retournant, elle entrevit les deux policiers la considérer avec curiosité. À l'intérieur de la boule, les passagers la regardaient en coin, d'autres interrogeaient leur e-brain pour savoir qui elle était.

Il était fort désagréable pour les Canopolitains d'ignorer l'identité d'une personne à proximité. De sorte qu'à chaque rencontre, aussi bien dans un contexte privé qu'en milieu professionnel, ils consultaient leur e-brain plus ou moins discrètement pour découvrir un résumé de la biographie de l'inconnu. Cette pratique était beaucoup moins systématique dans les transports en commun, mais une jolie fille surveillée par des policiers ne pouvaient qu'attirer l'attention.

Hope s'assit sur une banquette libre, regardant par la vitre pour se soustraire à l'atmosphère oppressante de l'U-Way. Elle était impatiente que le trajet s'achève. L'heure tardive et l'intérêt qu'elle suscitait lui inspiraient un sentiment d'insécurité.

– Tu es la fille de Miss Canopolis, pas vrai ? demanda un homme passablement ivre.

Il était debout devant la banquette occupée par Hope. Il se tenait à une fixation verticale et chancelait dangereusement à chaque soubresaut de la boule. C'était un homme grand et maigre, vêtu d'une tenue grise brillante. Il doit sortir de soirée. Une repousse de barbe assombrissait son menton. Hope ne lui répondit pas, se contentant d'acquiescer par un très faible sourire.

– C'toi qui aurais dû gagner si tu veux mon avis. La petite brune était carrément moins mignonne. Mais carrément quoi. Tu voulais la crever, hein ?

Hope ouvrit de grands yeux. Elle ne savait que répondre. Le comportement de cet homme était très peu convenable. Elle ne souhaitait pas l'encourager à continuer et s'attirer des ennuis.

– J'aurais pas hésité à ta place. Ça aurait été bien rigolo une baston sur le plateau. On en aurait parlé pendant des semaines !

Il se mit à rire et manqua de tomber. Un autre homme se rapprocha lentement de lui et le maintint en tenant fermement son coude et son épaule droites. Comme l'homme saoul, il portait des vêtements brillants, mais il était visiblement plus sobre. Quand il eut capté l'attention de son ami, il plaça un doigt devant sa bouche puis montra du même doigt son e-brain. L'autre râla mais accepta la remarque. Presque porté par l'autre, il alla retrouver sa place.

Elle ne connecterait pas son e-brain pour vérifier, mais la tirade de l'homme avait dû lui coûter très cher en termes de points de convenance. Ivresse, interpellation brutale d'une inconnue (pire, d'une paria), expression publique d'opinion douteuse, incitation à la violence. Plus le score initial était élevé plus la perte de points liée à une action non convenable était grande. Mais même si l'homme était coutumier de ce genre de comportement, cette prise de parole avait dû sérieusement entamer son capital de points.

La convenance n'était pas une mesure uniquement utile pour les participantes du concours de Miss Canopolis. Comme beaucoup d'autres métriques calculées par les e-brains, elle régulait la vie des Canopolitains. Un score trop faible pouvait vous valoir un licenciement ou un bannissement de groupements sociaux. Les points de convenance entraient en ligne de compte lorsqu'un juge appréciait la gravité d'un délit, ou qu'un employeur avait à choisir entre deux candidats, un propriétaire entre deux locataires, un malade entre deux médecins. Un faible score vous propulsait irrémissiblement dans la lie de la Canopée, et rien n'était plus difficile que d'en sortir.

Malgré la sympathie que lui inspirait ce pauvre hère, il n'y avait pas de place pour la compassion dans ses pensées. Hope ruminait sa dépendance à son e-brain. Comment pouvaient bien se débrouiller les gens qui n'en possédaient pas ? Outre ses réflexes et son besoin de le consulter à la moindre occasion, la majorité des interactions avec les autres Canopolitains et les équipements de la ville, tel que l'U-Way, nécessitaient son usage et son port permanent. Ce n'était pas une découverte pour la jeune femme. Mais depuis ses quatorze ans, âge où ses parents lui avaient acheté son premier e-brain, elle ne l'avait jamais ni enlevé ni éteint. Ces premières heures sans son appui se révélaient plus difficile qu'elle ne l'avait cru.

Au terminus de l'U-Way 2, Hope dut effectuer un changement pour l'U-Way 6 et donc reconnecter brièvement son e-brain. Après trois stations sur ce second tube, elle arriva à destination. Le Sonic Explosion, dont l'enseigne en néons verts jurait au milieu des maisons anciennes du secteur, se trouvait deux plate-formes plus bas. Pendant la descente, elle réfléchit aux pièces du puzzle de Jörgen. Les éléments concernant cette partie du chemin étaient particulièrement flous. Hope ne savait pas exactement ce qu'elle devait chercher dans la boîte de nuit. Elle craignait d'avoir raté une énigme, oublié un détail.

Une fois, sans mentionner spécifiquement le Sonic Explosion, Jörgen avait évoqué une pratique qui se généralisait parmi les noctambules : le Party-Sleep. Dans les night-clubs, plusieurs espaces murés d'isolants phoniques permettaient aux clubbeurs de faire une sieste ou de se reposer complètement pour continuer la fête au réveil, plus tard dans la nuit ou le lendemain matin. Comme elle ne voyait pas l'utilité immédiate de l'anecdote et comme il lui avait parlé du Sonic Explosion quelques semaines auparavant, Hope en déduisait qu'elle devrait y faire un arrêt.

Un autre indice, qu'elle n'avait pu placer ailleurs dans le parcours, consistait en une séquence de trois chiffres : 2 - 5 -16. À plusieurs reprises, quand il savait que cela ne pouvait être enregistré par une caméra de surveillance, Jörgen lui avait communiqué la séquence en tapotant sa jambe. Voyons voir si tout cela prend un sens une fois sur place !

Hope se présenta devant le videur qui lui annonça la meilleure nouvelle de la soirée :

– Ce soir, c'est gratuit pour les filles !

Pas besoin de reconnecter son e-brain pour payer. Youpi ! Hope offrit son magnifique sourire au gigantesque blond en smoking gris et entra avec enthousiasme dans le Sonic Explosion. À peine à l'intérieur, le volume sonore la frappa par son intensité. Je comprends mieux pourquoi ils l'ont baptisé ainsi. La musique balayait les danseurs telle une bourrasque électronique. L'éclairage multicolore scintillait en mesure avec le tempo, les couleurs sombres avec les notes basses, les claires avec les aiguës. Hope ne souhaitait pas laisser de vêtement au vestiaire. Cela la forcerait à allumer son e-brain et la courte durée de son passage dans le night-club serait nettement plus ostensible. Alors, après avoir déboutonné sa veste, elle la noua à sa taille avant de rejoindre la fosse centrale, où elle se mit à danser.

Comme toujours, elle masqua ses véritables émotions, angoisse, urgence, inconfort, par de plus positives, plus convenables, en remontant des souvenirs de soirée avec ses amis (ex-amis) étudiants. Qu'importait ce qu'elle ferait plus tard dans la nuit, il fallait qu'on se souvienne qu'elle était descendue ici pour s'amuser. Malgré l'ébriété des clubbeurs, la faible luminosité, Hope se rendit rapidement compte qu'on la dévisageait avec circonspection. Je suis la seule à ne pas utiliser mon e-brain ce soir. Oui, je suis la vilaine dauphine de Miss Canopolis et je tente d'oublier ma déchéance en me saoulant de musique ! Hope continua de danser pendant une vingtaine de minutes, ignorant les regards que suscitaient sa présence. Progressivement, elle se rapprocha des pseudo-dortoirs à la recherche de la chose que Jörgen voulait qu'elle trouve.

Il n'avait pas menti. Le Party-Sleep devait être sérieusement pratiqué pour qu'autant d'espace soit dédié au sommeil. Dans le couloir, un distributeur vendait somnifères et préservatifs. Il n'y avait qu'à synchroniser son e-brain pour obtenir un hypnotique goût cola ou un caoutchouc fluorescent. Peut-être que les lits ne servent pas qu'au Party-Sleep, tout compte fait. Hope déambula un bon moment, entrant et ressortant des dortoirs, écoutant les clubbeurs ronfler bruyamment. Les lieux étaient relativement propres. Ce n'était pas le Golden Oak Lodge, la moquette brune avait été choisie pour dissimuler les traces de vomissures qu'elle devait fatalement essuyer ; toutefois, elle nota le soin apporté à l'entretien des sols et du mobilier. Les draps sentaient le frais et étaient délicatement bordés, aucun détritus ne traînait dans les coins ou sous les couchettes. Saouls ou pas, les Party-Sleepers devaient se sentir comme à la maison.

À force d'observer la disposition des pièces et des couchettes, Hope comprit le code de Jörgen.

Deux correspondait à l'étage.

Cinq à la position de la pièce dans le couloir.

Seize au numéro de la couchette.

Elle gravit les escaliers sans attendre une seconde de plus. Il ne fallait pas se tromper dans la façon de compter. Comme on leur avait appris à tous deux, elle procédait de gauche à droite et de bas en haut. Les coursives étaient symétriques. Pour chaque dortoir sur la gauche, on en trouvait un sur la droite. Hope décida ainsi que cinq désignait la troisième salle sur sa gauche. Elle utilisa la même méthode dans la chambrée. Le lit immédiatement à côté de la porte, situé le plus en bas, constituait le numéro un. Quelques dormeurs occupaient le dortoir cinq, mais fort heureusement personne n'avait choisi la couchette seize.

Elle s'assit dessus et réalisa soudainement que le support était bancal. Il devait manquer plusieurs lattes. Voilà une bonne garantie pour que personne ne pose ses fesses dessus. Avant de soulever le matelas, elle s'assura que personne ne l'observait. La pièce était plongée dans les ténèbres, quatre fêtards dormaient à poings fermés. Elle ne détecta aucune menace. Discrètement, elle bascula l'imposante masse capitonnée et examina les entrailles de la couchette. Deux lattes au centre étaient bien absentes, mais rien n'était entreposé à cet endroit. Tout en maintenant le matelas à la verticale, Hope se baissa pour fouiller le sommier. Le coude plié, l'avant-bras et la main tendus au maximum, ses doigts frôlèrent un objet dur recouvert de textile. Se penchant plus encore, elle parvint à le saisir. Il lui fallut sortir du dortoir pour l'observer convenablement et comprendre son utilité.

Une cage de Faraday. Le blindage était un vêtement recouvrant l'épaule, le dos et une partie du bras. Une fine couche de tissu synthétique enveloppait une épaisse plaque d'aluminium articulée. Une fois que Hope en serait parée, sa puce RFID ne pourrait ni recevoir ni émettre de messages radio. Les antennes-relais ne pourraient plus la géolocaliser. L'idée était brillante. Perdue dans la masse des identifiants des clubbeurs, la disparition du signal de Hope passerait inaperçue. Merci Jörgen !

Elle retourna dans le dortoir pour échapper à une éventuelle surveillance vidéo, passa l'équipement avec difficulté, puis enfila aussitôt sa veste pour le dissimuler. Son port était inconfortable, il donnait l'impression d'avoir la partie supérieure du corps pris dans un plâtre. Pourtant, Hope y puisait du réconfort. C'était comme retrouver son jumeau. Elle n'était pas folle. Elle n'avait pas rêvé qu'il lui avait laissé une piste pour le retrouver. Tout concordait. Il lui tardait de continuer sa route. Son cœur battait la chamade.

À présent, Hope devait quitter le Sonic Explosion sans se faire remarquer. C'était sa base, l'endroit où retourner et enlever son blindage si les choses tournaient mal. Pour que cela reste crédible, il fallait qu'on la croit endormie dans la couchette seize. Les clubbeurs qui l'avaient reconnue sur la piste de danse ne devaient en aucun cas la surprendre en train de s'éclipser dans la nuit. Au rez-de-chaussée à l'entrée des dortoirs, Hope entra dans les toilettes. Décidément, j'y aurais passé toute ma nuit ! Elle arracha plusieurs feuilles de papier toilette qu'elle mouilla pour se démaquiller. Plus de rouge à lèvre, de fond de teint, de fard à paupière. Elle étala le noir de son mascara sous ses yeux pour tout à la fois assombrir son regard et alourdir ses cernes. Pendant sa toilette, plusieurs femmes entraient et sortaient. Elle attendit quelques minutes que le vestibule se vide pour fouiller la grande poubelle près des lavabos. Il était courant pour les clubbeurs de teindre leurs cheveux et modifier tenue et maquillage une fois sur place, la convenance étant évaluée différemment à l'intérieur et à l'extérieur de l'établissement.

Hope pêcha trois vaporisateurs à piston contenant des laques rose et verte, ainsi que des paillettes. Ils étaient loin d'être pleins, mais cela suffirait à transformer complètement sa coiffure. La bombe de couleur rose était couverte d'un dépôt gluant. Elle le rinça rapidement sous l'eau. J'imagine que les considérations hygiéniques arrivent en bas de la liste quand on cherche à se cacher. Oubliant son dégoût, elle vaporisa une première mèche avant de la natter. Elle poursuivit sa coloration en alternant vert et rose. Puis, quand son blond naturel disparut complètement, elle regroupa les tresses en un chignon qu'elle attacha grossièrement avec la frange qui avait retenu sa queue de cheval. Un bref coup d'œil dans le miroir confirma l'efficacité de sa transformation. On reconnaissait son visage, mais sa belle permanente de candidate de Miss Canopolis était morte et enterrée. Dans le noir, sans puce RFID et e-brain pour m'identifier, ils ne pourront pas être sûrs que c'est bien moi. Enfin, Hope badigeonna son jean de laque pailletée pour modifier autant que possible sa tenue. J'aurais dû en prendre une autre dans la penderie. Peut-être cela aurait-il paru suspect ? De toute façon, maintenant c'est trop tard !

Fin prête, elle retourna à l'entrée des dortoirs et se prépara à sprinter vers la sortie.

– Hé, salut toi ! l'interrompit un jeune homme à l'autre bout du couloir.

Il avait des cheveux noirs luisants de gel, coiffés avec soin en fines mèches défiant la gravité. Son teint hâlé et ses muscles ciselés étaient révélés par un débardeur moulant bleu électrique.

– Aurais-tu besoin d'un petit coup… de main ?

Les Canopolitains étaient coutumiers des euphémismes et demi-propositions pour exprimer ce qui aurait pu leur coûter des points de convenance si formulé directement. L'intelligence des e-brains était régulièrement mise à jour pour saisir les sous-entendus, sarcasmes et subtilités langagières. Infailliblement, les Canopolitains ajustaient, à leur tour, leur vocable pour passer entre les mailles du filet. Hope, habituée à cette pratique, se contenta de décliner l'offre d'un geste. Le jeune homme consulta son e-brain avant de lancer :

– Bon sang, mais tu es qui, toi ?

Son expression à mi-chemin entre la colère et la curiosité alarma Hope, et lorsqu'il entreprit de la rejoindre, elle se mit à courir vers la salle de danse. Merde ! Ça ne devait pas se passer comme ça. Longeant les murs, elle progressa vers l'entrée de la boîte sans se retourner. Dehors, le videur laissait entrer un petit groupe de clubbeurs impatients.

– Il y a un type qui me poursuit ! lança Hope en forçant sa voix.

Sans s'arrêter de courir, elle les dépassa et fonça vers la passerelle face au Sonic Explosion qui menait vers une plate-forme en contrebas. Les clubbeurs, issus des beaux quartiers, ne s'y rendaient jamais. À peine sortis du tube, ils se dirigeaient droit vers la boîte et le rejoignaient directement dès la fin des festivités. Aucun rayon de soleil n'atteignait jamais cette zone de la Canopée. On l'avait ainsi dénommée les tréfonds, car elle était constamment dans l'ombre. Seuls les plus pauvres y résidaient.

Hope ne s'arrêta qu'une fois cachée par la rambarde de la plate-forme inférieure. En sécurité, elle guetta la sortie de son poursuivant. Après une longue conversation avec le videur, ce dernier abandonna sa course et retourna dans le Sonic Explosion. Un soupir de soulagement lui échappa. Elle attendit que son rythme cardiaque diminue jusqu'à la normale. Cette sortie monstrueusement retentissante n'était pas sans avantage. Elle lui avait permis de passer devant le videur sans être reconnue, et de se diriger vers les tréfonds sans éveiller les soupçons. Je n'irai pas jusqu'à le remercier, mais je crois bien qu'il m'a rendu service.

Autour d'elle, les troncs étaient larges et irréguliers, et disputaient l'espace avec les piliers de matériau composite qui soutenaient les plate-formes de Canopolis. Hope cherchait les trous d'arbre dont lui avait parlé Jörgen. Sur sa droite, elle en découvrit deux vides, mais en contournant les habitations, une chouette au pelage foncé fixait la végétation sans bouger depuis un troisième creux. L'animal était étrangement immobile. Il y a quelque chose qui cloche.

Il s'agissait d'une sculpture en bois peinte. Un repère discret pour guider les initiés sur leur chemin. Son frère lui avait donné la clé pour déchiffrer cette balise atypique. En réalité, il ne s'agissait que d'une comptine, que Hope connaissait depuis l'enfance. Prétendument parce qu'il l'avait dans la tête à cause du baby-sitting, Jörgen s'était mis à la chanter en rentrant à la maison. Juste avant de disparaître, il s'était assuré que Hope avait retenu la totalité des paroles en l'invitant à chanter avec lui :


Petits hiboux dans la forêt

Laissez-moi vous détailler

Les créatures qu'on trouve ici

Et qui hanteront vos nuits


Avez-vous vu la chouette grise

Jamais elle ne lâche une prise

Elle plante toutes ses serres dedans

Jusqu'au soleil couchant


Ne croyez pas la chouette blanche

Qui a plus d'un tour dans sa manche

Elle connaît tous les tournants

Qui mènent en orient


Prenez garde à la chouette brune

Elle ne compte pas pour des prunes

Quand elle a une idée en tête

Plus rien ne l'arrête


Petits hiboux dans la forêt

Courez, courez si vous les voyez

Les chouettes n'ont pas besoin de dents

Pour manger les enfants


Hope était incapable de distinguer la couleur du plumage peint sur la chouette du trou d'arbre. Voilà une chose à laquelle il aurait dû penser, la nuit toutes les chouettes sont grises ! Elle se rapprocha de l'extrémité de la plate-forme et escalada la rambarde. L'opération fut un échec. Même à cette distance, sa vision demeurait strictement monochrome. La lune, derrière le feuillage dense de la forêt et les plate-formes supérieures de la métropole, ne risquait pas le moindre rayon ici-bas. À l'extrémité de la passerelle, un projecteur à faisceau unidirectionnel éclairait le mince passage. De toutes ses forces, Hope tira sur la tête du luminaire pour l'orienter vers la nyctale. Dans le rayonnement cru, elle se vêtit d'une teinte brune incontestable. Donc, je dois continuer tout droit. C'est parti !

Le projecteur replacé dans sa configuration initiale, Hope se mit en marche et suivit plate-forme après plate-forme les orientations suggérées par la comptine. Elle tournait à gauche après chaque nyctale grise, à droite après une blanche, les brunes confirmaient simplement qu'elle ne s'était pas trompée de direction. Malgré l'heure avancée de la nuit – Hope estimait qu'il devait être aux alentours de trois heures du matin – elle croisait de nombreux passants. Il ne s'agissait pas de noctambules, mais de travailleurs harassés par la tâche, rentrant chez eux après une dure journée de labeur. La plupart des emplois de nuit étaient occupés par des habitants des tréfonds.

Même si la majorité d'entre eux possédait un e-brain, peu semblaient se soucier de son identité. Ils la dévisageaient un instant, plus intrigués par la présence d'une jeune femme aux cheveux roses et verts, habillée de vêtements griffés et possédant un maintien droit de mannequin, qu'avides de connaître les moindres détails sordides de sa vie. Hope en éprouva un rafraîchissant sentiment de liberté.

Sur la dernière plate-forme, elle ne trouva aucune chouette dissimulée dans un trou d'arbre. Une auberge, dont l'enseigne en bois peint n'était lisible que par l'éclairage de deux petites ampoules, marquait la fin du voyage. L'antre de la Strix était ouverte. À travers des rideaux translucides, Hope devinait la présence de plusieurs habitués buvant autour d'une grande table rectangulaire en bois brut. Elle se sentait déchirée par l'appréhension et l'excitation. Jörgen était parti depuis si longtemps, il n'était pas impossible que la piste ne mène plus à rien. Cette planque n'en était peut-être plus une. Il ne sert à rien d'attendre dehors et d'envisager le pire. Advienne que pourra.

Elle poussa brusquement la porte d'entrée et atterrit dans un salon peu éclairé. Les buveurs qu'elle avait aperçus depuis l'extérieur cessèrent brusquement leur conversation. Un peu plus loin devant une minuscule table ronde, un homme dînait seul. Il ne semblait pas gêné par sa présence. Son plat avait un aspect des plus curieux. Hope y distinguait plusieurs composants de formes et de textures distinctes mais aucun n'évoquait d'aliment qu'elle connaissait.

– C'est de l'anzar ! la renseigna une petite femme aux formes généreuses.

Ce devait être la patronne. Elle se tenait derrière le bar, renversant le contenu d'une bouteille sans étiquette dans deux verres. Ses cheveux châtains coupés courts tiraient vers le gris. Hope estima son âge autour des quarante ans, mais le manque de soin apporté à son allure et à sa tenue brouillait ses repères. Il se dégageait d'elle un charisme naturel, une franchise et une autorité qui lui plurent instantanément. Ses immenses yeux verts, presque jaunes, la détaillèrent alors qu'elle se rapprochait du comptoir.

– C'est la première fois que tu en vois ?

– Oui.

– Tu as eu de la chance. Ici, on ne sert que ça. Chaud et accompagné d'une sauce maison, c'est payant, mais froid c'est gratuit bien sûr. Tu as faim, ma grande ?

– Non, mais merci.

– Que nous vaut donc le plaisir de ta visite ? Tu n'es clairement pas du coin.

– On m'a, plus ou moins, donné rendez-vous…

– Oh, je vois !

Dans son dos, Hope sentit l'attention que les clients lui portaient. Tous se taisaient pour suivre la conversation.

– Mêlez-vous de vos miches, hurla la patronne, sinon je vous promets que je vous expédie dehors à coups de pied au cul !

Elle tendit les verres à un client qui attendait au bar.

– Je mets ça sur ton ardoise, Pitt. File !

Il ne se fit pas prier. Quand il retourna à la table des buveurs, elle reprit.

– Ton ami n'est pas encore là, ma grande. Il est tard et tu as l'air d'avoir eu une rude soirée, et je ne dis pas ça à cause de tes cheveux roses.

À ces mots, Hope vérifia la présence d'e-brain sur les poignets de la femme. Elle n'en possédait pas. Son analyse ne reposait que sur ses traits fatigués et sa présence dans les tréfonds.

– Je te propose de dormir un peu. J'ai des chambres libres. La plupart de mes clients ne viennent que pour mon alcool maison.

– Tu as ta propre distillerie ? Mais c'est illégal, non ? Tu n'as pas peur d'avoir des problèmes et d'attirer l'attention au cas où…

– C'est l'arbre qui cache la forêt, ma grande. Tu comprendras plus tard. Je te montre ta chambre ?

– Combien ça va me coûter ?

– Tu veux me payer et sortir ton e-brain pour ça ? Je ne crois pas. Si tu veux me dédommager, il y a toujours à faire ici. Tu m'aideras à faire la vaisselle et le ménage demain matin. Allez, viens ! On verra le reste plus tard.

Elle sortit un trousseau de clés de la poche arrière de son pantalon sans frange, et monta les escaliers à droite du bar. Tout était en bois. Cette auberge, comme beaucoup d'habitations des tréfonds de style Renouveau, datait de la fondation de Canopolis. L'antre de la Strix était miteuse et humide mais elle avait dû être très belle à l'époque.

– Nous y voilà, fit la patronne en ouvrant la porte d'une chambre dans un grincement strident.

– Bonjour !

Hope se réveilla en sursaut. Elle ne se souvenait même pas s'être endormie. Après s'être rincé les cheveux pour en chasser le colorant, elle s'était étendue sur le lit sans parvenir à trouver le sommeil. Sans cesse, les événements de la soirée repassaient dans sa tête. Il y avait eu beaucoup trop de bouleversements en si peu de temps pour que son taux d'adrénaline retombe. Et malgré la bienveillance de la patronne, elle demeurait méfiante. Tant qu'elle n'aurait pas eu la preuve qu'il ne s'agissait pas d'un traquenard, elle n'écarterait pas cette hypothèse. Aux aguets, elle se préparait à réagir au moindre bruit suspect… jusqu'à ce que la fatigue prenne le dessus.

Un homme vêtu de noir de la tête aux pieds, une cagoule sur la tête, se tenait debout au milieu de la chambre. La fenêtre était ouverte et les rideaux flottaient dans le vent. Hope se leva. Elle s'était couchée toute habillée.

– Tu es du MoRLI ? demanda-t-elle.

– Oui. Je croyais que tu étais venue me trouver, Hope.

– Certes, mais je ne savais pas exactement comment cela se déroulerait. Tu connais mon nom ?

– Où sont mes manières ? Je me présente, je m'appelle Jarvis. Et oui Hope, je connais ton nom. Je connais ton frère et j'étais à peu près sûr de te trouver ici cette nuit.

– Comment cela ?

– Jörgen nous a tellement parlé de toi. Nous t'avons suivi, espérant que tu nous rejoignes d'une manière ou d'une autre. Tu avais choisi une autre carrière cependant. Je suis, crois-moi, sincèrement désolé de ce qui t'est arrivée. Enfin voilà ! Compte-tenu de ce que nous savions déjà de toi, et au vu des récents événements, il y avait de grandes chances que tu descendes ici. Je suis ravi de voir que j'avais raison. Bienvenu Hope !

– Alors c'est vrai ? Jörgen est bien des vôtres ?

– Oui.

Elle regarda la cagoule de Jarvis et ne put s'empêcher de toucher ses boucles blondes. Son frère devait avoir le crâne et les sourcils rasés à présent, et bientôt ce serait son tour. Elle repoussa cette idée qu'elle jugea puérile et lâcha ses cheveux pour masser sa nuque. Tout son dos était endolori par le port du blindage.

– Il va bien ?

– Ne t'inquiète pas pour lui. Il est en pleine forme. C'est un de nos meilleurs éléments.

Il va bien. Hope se sentit soudain plus légère. Elle n'avait cessé de craindre que Jörgen comptait parmi les terroristes exécutés quelques semaines auparavant.

– Que se passe-t-il maintenant ? Je dois passer un test ou quelque chose dans ce goût là ?

– C'est inutile, toi et moi savons parfaitement que tu as toujours été des nôtres. Tu fais d'ores et déjà parti du MoRLI.

– Alors, on y va ? Tu me sors de là ? Je vais pouvoir revoir Jörgen ?

Jarvis ne répondit pas tout de suite. Il s'assit sur le bord du lit et invita Hope à l'imiter.

– Je sais que c'est ce que tu voudrais, mais ce n'est pas possible. Deux extractions dans une même famille, ce serait bien trop suspect. De plus, nous avons de grandes choses à accomplir ici-même dans Canopolis, et tu serais parfaite pour cela.

Hope s'assombrit. Pour toute réponse, elle se contenta de hocher la tête. Jarvis avait raison. Sa disparition entraînerait une enquête bien plus approfondie que celle qui avait eu lieu suite à celle de son frère. Une fugue, voilà la conclusion établie par les policiers, même si eux même n'y croyaient probablement qu'à moitié. Dans son cas, c'était couru d'avance, ils n'arrêteraient pas les recherches aussi rapidement.

– Je suis désolé, poursuivit Jarvis. Je sais que c'est une voie que tu n'as pas choisie. Ma mère me disait souvent, si la vie ne te donne que des citrons, arrange-toi pour en faire une putain de limonade. Voilà tout ce que nous t'offrons, Hope, une chance de participer à notre putain de limonade. Ça sera difficile. Tu ne seras pas plus libre que quand tu étais une citoyenne modèle de Canopolis. Mais tu ne seras plus jamais seule. Et je te fais la promesse que nous allons gagner, et que tu pourras t'offrir une belle vengeance.

Oh, Jarvis ! Tu as mis ton doigt dessus. Tu dois effectivement bien me connaître. La simple évocation d'une vengeance dissipa les prémices de doutes et de regrets que le plan du MoRLI avait fait naître en elle.

– Très bien. Dis-moi ce que tu attends de moi dans ce cas.

Jarvis lui sourit et passa un bras autour de ses épaules. Hope ne percevait de lui que sa voix et sa carrure imposante, mais malgré cela, elle le devinait extrêmement séduisant.

– Je vais te raconter une petite histoire. Une belle jeune fille candidate à un concours de beauté mais perd son sang-froid pour une raison quelconque, et sa réputation est gâchée. En perte de repères, elle fait ce que toute jeune fille de bonne famille ferait à sa place : elle pète un câble et va danser et boire dans une boîte de nuit, alors qu'elle n'avait jamais fait ça auparavant. Sa vie est ruinée. Autant en profiter ! Seulement, elle abuse des bonnes choses et après avoir régurgité le cocktail de liqueurs dont elle s'était imbibée, elle s'effondre dans les dortoirs. Au matin, elle réalise son erreur. Se réfugier dans l'alcool et les fêtes orgiaques des Canopolitains n'est pas une solution. Alors comme les vacances d'été approchent, et qu'elle a besoin de mettre un peu de distance entre elles et ses anciennes fréquentations (qui l'ont abandonnée sans un regard en arrière), elle part dans un club de vacances à la mer. À Aquacity, il y a tout ce qui faut pour se changer les idées. On lui parle d'un cours de yoga démentiel. Elle s'y inscrit et est particulièrement assidue. À son retour à Canopolis, la belle jeune fille se rend dans un nouveau campus pour changer d'air. Elle prend une chambre dans la cité universitaire, change de couleurs de cheveux, de cercle d'amis. Tout ce que ferait n'importe quelle jeune fille de bonne famille souhaitant prendre un nouveau départ dans la vie. De temps en temps, elle rencontre les amis qu'elle s'est fait en cours de yoga. Et ils font des activités ensemble. Mon histoire te plaît-elle, Hope ?

– Une taupe ?

– Nous, on les appelle des chouettes. Plus arboricole comme image. Mais c'est l'idée. C'est à toi de décider. Ce n'est pas sans risque évidemment, mais ça tu t'en doutais avant de venir ici. Tu es avec nous là-dessus ?

– Tu en doutes ?

– Non, mais j'ai un protocole à respecter. Il faut que tu prononces le mot.

– Oui.

– Génial ! Nous ne nous reverrons probablement pas, ou pas avant longtemps. Alors je ne peux que te souhaiter bonne chance pour la suite. Je vais essayer de t'organiser une rencontre avec Jörgen pendant tes vacances. Mais je ne peux rien te garantir.

– C'est très gentil. J'ai une dernière faveur à te demander.

– Je t'écoute.

– Je veux que vous me fournissiez tout ce qu'il y a à savoir sur Suong Liu. J'entends par là tout ce qui n'est pas accessible via e-brain.

Une lueur étrange brilla dans les yeux de Jarvis.

– Tu es exactement comme je t'avais imaginée, Hope. Peut-être plus perspicace encore. Nous avons beaucoup de chance de t'avoir avec nous. Fais-moi confiance. Nous saurons mettre tout cela à profit. Le dossier de la nouvelle Miss Canopolis t'attendra à Aquacity. Je suis certain que tu y trouveras toutes les réponses que tu cherches.




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